29.

La trahison

 

 

Peut-être aurais-je dû m’enfuir de l’autre côté. Personne ne me forçait… Mais c’était Jared, même si son ton était glacial et plein de colère. Jared m’appelait… Melanie était encore plus impatiente que moi d’obéir, alors que je franchissais, d’un pas précautionneux, l’angle du tunnel pour entrer dans le halo bleu ; je me suis figée, hésitante.

Ian se tenait à un mètre devant moi, muscles bandés, prêt à réagir au moindre mouvement hostile de Jared.

Jared était assis par terre, sur l’une des paillasses qu’on avait laissées avec Jamie. Il semblait aussi épuisé que Ian, même si ses yeux restaient alertes.

— Pas de panique, a-t-il lancé à l’intention de Ian. Je veux juste parler au mille-pattes. J’ai promis au gosse de ne pas lui faire de mal et je tiendrai ma promesse.

— Où est Kyle ? a demandé Ian.

— Il ronfle. Ta chambre doit être en train de s’écrouler à cause des vibrations !

Ian est resté sur le qui-vive.

— Je ne mens pas, Ian. Et je ne vais pas tuer le parasite. Jeb a raison : peu importe comment on en est arrivés à cette situation ubuesque, mais on en est bel et bien là. Jamie a son mot à dire. Et comme le petit s’est fait totalement embobiner, je doute qu’il me donne le feu vert.

— Personne n’a été embobiné, a répliqué Ian.

Jared a levé la main, ne voulant pas discuter sur les termes.

— Bref, le mille-pattes n’a rien à craindre de moi. (Pour la première fois, Jared m’a regardée ; il me voyait pelotonnée contre le mur, tremblante.) Je ne te ferai pas de mal, m’a-t-il dit. Approche.

J’ai fait un pas timide en avant.

— Tu n’es pas obligée de lui parler, Gaby, m’a lancé Ian. Ce n’est pas une corvée imposée, ni un devoir moral. Tu as le choix !

Jared a froncé les sourcils, troublé par les paroles de Ian.

— Non, ai-je murmuré. Je vais lui parler. (J’ai fait un autre pas. Jared a tourné la main, paume en l’air, et a plié ses doigts à deux reprises pour m’inciter à m’approcher.)

J’ai marché lentement, avec un temps d’arrêt entre chaque pas. Je me suis arrêtée à un mètre de lui. Ian m’avait suivie comme une ombre et se tenait à côté de moi.

— J’aimerais lui parler en tête à tête, si cela ne te dérange pas, lui a précisé Jared.

Ian est resté campé sur ses jambes.

— Si, ça me dérange.

— C’est bon, Ian. Tout va bien. Va dormir un peu. Ça va aller. (Je l’ai poussé doucement par le bras.)

Ian a scruté mon visage, perplexe.

— C’est quoi ? Un suicide déguisé ? Pour épargner le gamin ?

— Non. Jared ne mentirait pas à Jamie là-dessus.

Jared s’est renfrogné en entendant son prénom, et mon ton plein de confiance.

— S’il te plaît, Ian. Je veux lui parler.

Ian m’a regardée un long moment, puis s’est tourné vers Jared, l’air mauvais. Chaque mot qu’il prononçait claquait comme un coup de fouet.

— Elle s’appelle Gaby, pas le parasite, ni le mille-pattes. Tu ne la touches pas. À la moindre marque sur elle, je t’en fais payer le double.

J’ai tressailli malgré moi.

Ian a tourné brusquement les talons et s’est éloigné dans les ténèbres.

Jared et moi sommes restés un moment silencieux, sondant l’espace noir où Ian avait disparu. C’est moi la première qui ai observé Jared. Puis il a tourné la tête pour soutenir mon regard. J’ai vite baissé les yeux.

— Eh ben… Il n’avait pas l’air de plaisanter, n’est-ce pas ? a lâché Jared.

La question n’appelait pas de réponse.

— Assieds-toi, a-t-il proposé en tapotant une portion de la paillasse à côté de lui.

J’ai réfléchi un moment, puis je me suis assise contre le même mur que lui, mais par terre, à coté de mon trou, laissant toute la longueur du matelas entre nous. Melanie n’a pas apprécié ; elle voulait se tenir près de lui, pour que je puisse sentir son odeur, la chaleur de son corps auprès du mien.

Mais je ne voulais pas de ça. Non par crainte qu’il me frappe – il ne paraissait pas en colère, juste las et méfiant –, simplement, je voulais garder une certaine distance. Ma poitrine se serrait à l’idée que Jared était si près de moi… si près et pourtant si haineux.

Il m’a observée, la tête inclinée sur le côté ; j’ai entraperçu son regard avant de baisser les yeux.

— Je suis désolé pour hier soir… pour ton visage. Je n’aurais pas dû faire ça.

J’ai regardé fixement mes mains, jointes sur mes cuisses, refermées en poings.

— Tu n’as aucune raison d’avoir peur de moi.

J’ai acquiescé sans relever les yeux.

— Je croyais que tu acceptais de me parler ?

J’ai haussé les épaules. Je n’arrivais pas à parler dans cette atmosphère hostile.

Je l’ai entendu bouger. Il a glissé sur le matelas pour s’asseoir à côté de moi, exactement comme le souhaitait Melanie. C’était trop près ! J’avais du mal à penser, du mal à respirer mais je n’avais pas la force de m’écarter. Contre toute attente, Melanie s’est agacée. Être à côté de lui, c’était pourtant ce qu’elle voulait !

Quoi ? ai-je demandé, troublée par l’intensité de son irritation.

Je n’aime pas le savoir à côté de toi ! Cela ne me plaît pas. Je n’aime pas la façon dont toi aussi tu le veux à côté de toi.

Pour la première fois depuis que nous avions quitté la civilisation, j’ai senti émaner d’elle des ondes d’hostilité. Cela a été un choc. Ce n’était pas juste.

— J’ai une seule question, a annoncé Jared, interrompant notre discussion silencieuse.

J’ai relevé la tête puis j’ai tressailli, intimidée par les yeux froids de Jared et la rancœur de Melanie.

— Tu devines sans doute laquelle. Jeb et Jamie ont passé la nuit à tenter de me convaincre.

J’attendais patiemment, contemplant le sac de riz devant moi – mon oreiller de fortune de la veille.

— Je ne vais pas te faire de mal ! a-t-il répété avec impatience en me soulevant le menton de sa main rugueuse, pour me forcer à le regarder.

Mon cœur a bondi à son contact. J’ai senti mes yeux s’embuer. J’ai battu des paupières.

— Gaby… (Il a dit mon nom lentement, comme si ses pensées étaient ailleurs.) Est-ce que Melanie est encore vivante ? Encore là, en toi ? Dis-moi la vérité.

Melanie a attaqué, avec la force primale d’un bélier. C’était physiquement douloureux, comme un coup de migraine, là où elle voulait percer une brèche.

Arrête ! Tu ne comprends pas ?

C’était si évident dans le frémissement de ses lèvres, dans les ridules au coin de ses yeux. Peu importait ce que moi ou Mel pouvions dire.

Je suis déjà une menteuse à ses yeux, lui ai-je dit. Ce n’est pas la vérité qu’il veut… Il cherche une preuve, la preuve que je suis une menteuse, que je suis une Traqueuse ; il veut une bonne raison de me tuer !

Melanie a refusé de répondre, comme de me croire. Il s’agissait de la réduire au silence.

Jared a regardé la sueur perler sur mon front, l’étrange frisson qui agitait ma colonne vertébrale ; il a plissé les yeux. Il tenait mon menton, m’empêchant de baisser la tête.

Jared, je t’aime, a hurlé Melanie. Je suis ici !

Mes lèvres n’ont pas bougé, mais je m’attendais à ce qu’il lise dans mes yeux.

Les secondes se sont éternisées, pendant qu’il attendait ma réponse. Avoir son regard rivé sur moi et lire ce dégoût en eux était une torture. Comme si la blessure n’était pas assez vive, Melanie continuait de m’attaquer de l’intérieur. Sa jalousie enflait, un flot aigre qui m’inondait, me polluait.

D’autres instants ont passé et des larmes ont perlé de mes yeux ; je ne pouvais plus les contenir. Elles ont roulé sur mes joues, puis sur la paume de Jared. Il est resté imperturbable.

Finalement, je n’en pouvais plus. J’ai fermé les yeux et tourné la tête d’un mouvement brusque. Au lieu de me frapper, il a baissé sa main.

Il a soupiré, frustré.

Je voulais qu’il s’en aille. J’ai regardé de nouveau mes mains en attendant qu’il parte. Les battements de mon cœur scandaient les secondes. Jared ne bougeait pas. Moi non plus. Il semblait s’être transformé en statue. Cette immobilité de pierre lui allait. Son expression d’airain aussi, cette glace dans ses yeux.

Melanie comparait ce nouveau Jared à l’ancien qu’elle avait connu. Elle se souvenait d’un jour, en particulier, pendant leur cavale…

 

— Assez ! gémissent ensemble Jared et Jamie.

Jared est avachi sur le canapé tandis que Jamie est allongé par terre à ses pieds. Ils regardent un match de basket sur la télévision grand écran. Les parasites qui vivent dans cette maison sont au travail et nous avons déjà rempli la Jeep de victuailles. Nous avons du temps devant nous.

Sur l’écran, deux joueurs sont en désaccord sur la ligne de touche et discutent poliment. Le cadreur est tout près et on entend ce qu’ils se disent :

— Je crois que j’ai été le dernier à toucher la balle, elle est à vous.

— Je n’en suis pas sûr. Je ne voudrais pas profiter indûment d’un avantage. On va demander aux arbitres de visionner le ralenti.

Les deux joueurs se serrent la main et se donnent des tapes amicales.

— C’est ridicule ! grogne Jared.

— Insupportable ! confirme Jamie en singeant à la perfection le ton de Jared. (Dans tous les domaines, le garçon cherche à ressembler à son héros.) Il n’y a rien d’autre ?

Jared fait défiler quelques chaînes jusqu’à tomber sur une compétition d’athlétisme. Les parasites organisent les Jeux olympiques à Haïti. Apparemment, ces Jeux les passionnent. Beaucoup de maisons arborent le drapeau aux cinq anneaux ; mais ce n’est plus comme avant. Tous les participants reçoivent une médaille. C’est pathétique.

Le cent mètres reste toutefois une course intéressante, malgré la présence des parasites. Les aliens gâchent moins les sports individuels que les disciplines où les compétiteurs se retrouvent en rivalité directe. Ils se donnent à fond quand ils sont chacun dans leur couloir.

— Mel, viens te détendre ! me lance Jared.

Je me tiens près de la porte côté jardin, par habitude, non parce que je suis sur le qui-vive. Les habitudes ont la vie dure, même si elles n’ont plus de raison d’être.

Je m’avance vers Jared. Il me fait asseoir sur lui et me cale la tête sous son menton.

— Tu es bien ?

— Oui. (Et c’est la vérité. Je suis bien, ici, avec lui, dans la maison des envahisseurs.)

Papa employait toutes sortes d’expressions plus ou moins loufoques, parfois on se demandait s’il ne parlait pas une autre langue ! L’une de ses préférées – après celle où il était question d’apprendre à une grand-mère à gober les œufs – était « sûr comme une maison ».

Un jour qu’il m’apprenait à faire du vélo, il avait répondu à ma mère qui s’inquiétait sur le pas de la porte : « Sois tranquille, Linda, la rue est sûre comme une maison ! » Un autre jour, il avait dit à Jamie, pour le convaincre de dormir sans veilleuse : « C’est sûr comme une maison, ici, il n’y a pas un monstre à des kilomètres à la ronde. »

Et une nuit, le monde avait viré au cauchemar, et cette expression était devenue d’une ironie sinistre pour Jamie et moi ; car justement les maisons étaient désormais les endroits les plus dangereux de la Terre.

Alors plus tard, lorsqu’on voyait avec Jamie une voiture quitter le garage d’une maison isolée et qu’il fallait décider de prendre ou non le risque d’un raid éclair, le dialogue donnait ceci : « Tu crois que les parasites sont partis pour longtemps, Mel ? – Tu parles ! Cet endroit est sûr comme une maison ! Tirons-nous d’ici ! »

Et à présent, je suis installée dans le salon à regarder la télévision comme il y a cinq ans, lorsque papa et maman se trouvaient dans l’autre pièce, comme si je n’avais jamais passé une nuit de terreur, terrée avec Jamie (et une bande de rats) dans une bouche d’égouts, pendant que les mille-pattes fouillent les alentours avec une lampe torche à la recherche de voleurs qui ont chipé un sachet de haricots secs et un bol de spaghettis.

Si nous avions vécu seuls, Jamie et moi, même pendant encore vingt ans, jamais nous n’aurions éprouvé ce sentiment… ce sentiment de sécurité… Plus que ça encore : cette sensation de bonheur. Sécurité et bonheur… Je croyais avoir perdu l’un et l’autre à jamais.

Jared accomplissait ce miracle sans même s’en rendre compte. Parce qu’il était Jared.

Je sentais son odeur, la chaleur de son corps contre moi.

Jared rendait tout sûr, heureux. Même les maisons.

 

Le miracle continue. Avec lui, je me sens en sécurité, a constaté Melanie en sentant la chaleur qui émanait de son bras à quelques centimètres du mien. Alors qu’il ne sait même pas que je suis là.

Je ne pouvais en dire autant. Aimer Jared me mettait en danger plus que tout.

Je me demandais si Melanie et moi l’aurions aimé s’il avait toujours été aussi sinistre, alors que celui qui berçait nos souvenirs avait un sourire intarissable – Jared le Magicien, le Faiseur de Joie, avec dans ses mains tant d’espoir et de miracles. L’aurions-nous suivi s’il avait toujours été aussi dur et cynique ? Si la mort de son père et de ses frères lui avait déjà momifié le cœur, comme la perte de Melanie venait à présent de le faire ?

Bien sûr que oui ! a lâché Melanie dans un soupir. Je l’aurais aimé sous toutes ses formes. Même celle-ci, car tout cela, c’est lui.

Ce n’aurait peut-être pas été le cas pour moi. L’aimerais-je aujourd’hui si le Jared des souvenirs était semblable au Jared d’ici et maintenant ?

Sans signe annonciateur, Jared s’est mis à parler, comme si nous avions été interrompus au beau milieu d’une conversation.

— Et donc, à cause de toi, Jeb et Jamie sont convaincus qu’une sorte de conscience peut subsister après avoir été… pris. Ils sont persuadés que Mel s’accroche toujours là-dedans.

Il a tapoté doucement mon crâne de son poing. J’ai tressailli ; il a aussitôt croisé les bras.

— Jamie croit que Mel lui parle. (Il a levé les yeux au ciel.) Ce n’est pas bien de mener le gamin en bateau comme ça, mais j’imagine que les questions d’ordre moral te passent au-dessus de la tête.

J’ai replié mes bras autour de mes jambes.

— Mais Jeb a marqué un point, même si ça me fait mal de le reconnaître. Tu n’es sans doute pas une Traqueuse. Dans ce cas, que viendrais-tu faire ici ? Tes petits copains ne savaient pas trop où aller ; ils ne paraissaient même pas suspicieux. Ils semblaient te chercher, toi, et pas nous. Alors peut-être ne savent-ils pas ce que tu fabriques ? Peut-être agis-tu en solo ? Peut-être es-tu une sorte d’espionne en mission secrète ? Ou bien…

Il m’était plus facile de l’ignorer quand il s’égarait dans des supputations aussi abracadabrantes. Je concentrais mon attention sur mes genoux. Ils étaient crasseux, comme d’habitude, maculés de traces pourpres et noires.

— En tout cas, ils ont peut-être raison… à propos de te tuer…

Aussitôt, un frisson m’a traversée. Contre toute attente, ses doigts ont caressé la peau de mon bras pour faire disparaître ma chair de poule.

— Personne ne va te faire de mal, a-t-il repris d’une voix plus douce. Du moins, tant que tu ne nous causes pas d’ennuis. (Il a haussé les épaules.) J’accepte leur point de vue ; c’est tordu, délirant, mais effectivement – va savoir ? – c’est peut-être « mal » de te tuer. Même s’il n’y a aucune raison de… à part Jamie qui…

J’ai relevé la tête : son regard était intense, scrutant ma réaction. Je n’aurais pas dû montrer mon intérêt ; j’ai reporté mon attention sur mes genoux.

— Cela me fait peur de le voir aussi attaché à toi, a murmuré Jared. J’aurais dû l’emmener avec moi. Jamais je n’aurais cru… Je ne sais plus que faire à présent. Il croit dur comme fer que Mel est vivante. Tu imagines ce qu’il va ressentir quand tu…

J’ai noté qu’il avait dit « quand » et non « si ». Peu importait sa promesse, il ne me donnait pas une grande espérance de vie.

— Ce qui me surprend, c’est que tu aies pu embobiner Jeb, a-t-il repris, changeant de sujet. C’est un vieux renard. Il sent la duperie à dix pas. Du moins jusqu’à présent…

Il est resté silencieux et pensif pendant une minute.

— Tu n’es pas très loquace, pas vrai ?

Il y a eu un autre silence.

Les mots sont sortis de sa bouche d’un coup :

— Ce qui n’arrête pas de me torturer c’est : et s’il avait raison ? Comment pourrais-je le savoir ? Je déteste voir leur logique, leurs arguments, les voir marquer des points. Il doit y avoir une autre explication. Forcément.

Melanie se battait bec et ongles pour parler, mais c’était pour l’honneur. Elle savait qu’elle ne passerait pas. Je gardais mes bras croisés, mes lèvres closes.

Jared a bougé, s’est écarté du mur pour se tourner vers moi. J’ai observé son mouvement du coin de l’œil.

— Pourquoi es-tu ici ? a-t-il murmuré.

J’ai regardé son visage. Son expression était douce, gentille, presque comme dans le souvenir de Melanie. Je me suis sentie perdre tout contrôle ; mes lèvres se sont mises à trembler. Garder mes bras croisés nécessitait toute ma volonté. Je brûlais de toucher son visage. Moi, je le voulais. Et Melanie n’appréciait pas.

Si tu ne me laisses pas parler, alors tiens-toi, au moins ! persiflait-elle.

J’essaie ! Je suis désolée. C’était la vérité. Cela lui faisait mal. Nous souffrions toutes les deux – chacune à sa façon. Je ne savais laquelle de nous deux souffrait le plus à cet instant.

Jared me regardait avec curiosité alors que mes yeux s’emplissaient à nouveau de larmes.

— Pourquoi ? a-t-il répété doucement. Jeb prétend que tu es là pour moi et Jamie. C’est de la folie, non ?

Ma bouche s’est entrouverte ; je l’ai refermée aussitôt en me mordant la lèvre.

Jared s’est penché lentement vers moi et a pris mon visage entre ses deux mains. J’ai fermé les yeux.

— Tu ne veux pas me le dire ?

J’ai secoué la tête, une seule fois. Était-ce moi ou Melanie qui disait non ?

Ses mains ont glissé sous ma mâchoire. J’ai ouvert les yeux ; son visage était tout près du mien. Mon cœur s’est affolé, mon estomac s’est noué. J’ai voulu respirer, mais mes poumons ne m’obéissaient plus.

J’ai vu, dans ses yeux, ce qu’il allait faire ; je savais comment il allait s’approcher, je connaissais le goût de ses lèvres. Et pourtant, tout était nouveau pour moi. Une première fois plus marquante que tout le reste… sa bouche contre la mienne.

Je pensais qu’il voulait juste toucher mes lèvres, un doux baiser, mais tout s’est emballé dès que nos peaux sont entrées en contact. Sa bouche s’est faite rude et dure, ses mains ont enserré mon visage pendant que sa bouche remuait mes lèvres d’une façon urgente et étrangère. C’était si différent que dans mon souvenir, tellement plus fort. Ma tête oscillait, prise dans un tourbillon.

Mon corps se révoltait. Je ne maîtrisais plus rien. C’était mon corps qui tenait les rênes. Melanie n’était pas aux commandes non plus. Le corps était plus fort que nous deux. Le monde se réduisait à nos respirations, la mienne haletante, celle de Jared féroce – un feulement de fauve.

Mes bras ont échappé à mon contrôle. Ma main gauche a cherché son visage, sa nuque, mes doigts se sont enfouis dans ses cheveux.

Mais ma main droite a été plus rapide encore. Ma main « étrangère »…

Le poing de Melanie a percuté le maxillaire de Jared, éloignant son visage du mien. Chair contre chair, colère contre désir.

La force n’était pas suffisante pour le repousser bien loin, mais sitôt que nos lèvres n’ont plus été en contact, il s’est reculé, avec un rictus d’horreur devant mon expression tout autant horrifiée.

J’ai regardé fixement ma main refermée en poing, avec dégoût, comme s’il s’agissait d’un scorpion accroché à mon bras. J’ai eu un spasme de répulsion. J’ai serré mon poing dans ma main gauche, ne voulant plus que Melanie utilise mon corps pour accomplir des gestes violents.

J’ai relevé les yeux vers Jared. Il fixait ce poing que je tentais de contenir. Dans son regard, l’horreur a fait place à la surprise. En l’espace de cette seule seconde, j’ai pu lire en lui comme dans un livre ouvert.

Il ne s’attendait pas à ça. Et pourtant, il pensait s’être préparé à toutes les éventualités. Cela faisait peine à voir. C’était un test… Un test qu’il s’imaginait apte à évaluer. Un test dont le résultat lui paraissait écrit d’avance. Il en était certain. Mais il avait été pris de court.

Quel était le verdict ? Avais-je échoué ou réussi ?

La douleur dans ma poitrine n’était pas une surprise. Je savais déjà qu’avoir le « cœur brisé » n’était pas qu’une image.

Entre le combat ou la fuite, le choix était tout trouvé ; ce serait toujours l’évitement. Comme Jared se trouvait entre moi et la sortie du tunnel, j’ai roulé sur moi-même et j’ai plongé dans mon trou encombré de cartons.

Les boîtes se sont écrasées sous mon poids. Je me suis faufilée entre les piles, poussant les colis les plus légers, contournant les plus lourds. J’ai senti sa main sur mon pied, cherchant à m’attraper la cheville. J’ai donné une ruade et fait tomber un autre carton entre nous. Il a poussé un grognement et le désespoir a pris ma gorge dans un étau. Je ne voulais pas lui faire de mal, je ne voulais pas me battre. Tout ce que je voulais, c’était lui échapper.

Je n’ai entendu mes sanglots que lorsque je me suis retrouvée acculée au fond de la cavité. Je me suis arrêtée net. Entendre ma douleur, mon chagrin, me mortifiait.

Je me sentais si humiliée. J’étais horrifiée par mon comportement, par le fait que j’avais laissé la violence s’épanouir dans mon corps, même si je ne l’avais pas désiré. Mais ce n’était pas pour cette raison que je pleurais. Je pleurais parce qu’il s’agissait d’un test et que je n’étais qu’une imbécile, une stupide créature pétrie d’émotions, une sotte, une idiote ! Parce que, dans ma bêtise, j’avais voulu que ce baiser soit pour de vrai…

Melanie se tordait également de douleur. Ces deux souffrances se mêlaient en moi, et toutes mes sensations se brouillaient. J’avais l’impression de vivre une petite mort parce que ce baiser était faux, et elle, elle souffrait parce que ce même baiser avait paru réel. Jamais, malgré tout ce qu’elle avait perdu avec la fin de son monde, Mel ne s’était sentie trahie. Quand son père avait mené les Traqueurs jusqu’à ses enfants, elle avait su que ce n’était plus lui qui était aux commandes. Elle n’avait pas ressenti de trahison, mais du chagrin. Son père était mort. Mais Jared était en vie, et en pleine possession de son esprit…

Personne ne t’a trahie, idiote ! l’ai-je tancée. Je voulais qu’elle cesse de souffrir. Le poids supplémentaire de son chagrin était trop lourd pour moi. Le mien me suffisait amplement.

Comment a-t-il osé ? Comment ? a-t-elle lâché, pleine de colère.

On était en pleurs toutes les deux, inconsolables.

Un mot, un seul, nous a sorties des eaux de l’hystérie.

Jared se tenait dans l’ouverture ; sa voix d’ordinaire grave chevrotait curieusement ; on eût dit la voix d’un enfant :

— Mel ?

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